Pourquoi l’humanité, qui pendant des dizaines de milliers d’années a, pense-t-on, vécu dans la plus simple égalité, a-t-elle accepté un beau jour d’obéir à un chef et de tirer son chapeau devant plus important que soi ? Et ce n’était là que le début d’un processus menant à la formation de plus puissantes structures de pouvoir que sont les royaumes, les empires et les États qui couvrent aujourd’hui la planète, à peu près partout.
Cette question, qui occupa des philosophes comme Étienne de La Boétie, Jean-Jacques Rousseau, Thomas Hobbes, John Locke, trouvait chez eux diverses justifications : protéger la propriété, mettre fin à la guerre. Elles se résument à une seule : c’est en toute logique que les hommes sortant de l’état de nature passèrent ce contrat qui les obligeait à se soumettre à la volonté d’autrui, celle du despote ou celle de la majorité.
Du besoin (ou pas) d’un chef de chantier
Cette vision progressiste a longtemps prévalu. Elle a même trouvé, en 1936, une formulation plus concrète et documentée sous la plume de l’archéologue Gordon V. Childe, qui reste aujourd’hui encore une référence 1. Et pour cause : c’est à G.V. Childe que l’on doit l’expression « révolution néolithique » pour nommer le grand changement apporté, selon lui, dans le mode de vie et l’organisation des sociétés humaines par la domestication des plantes et des animaux, il y a moins de 10 000 ans. L’archéologue y voyait le ferment d’une spécialisation des tâches (pasteur, agriculteur, forgeron, etc.) dont la division en « gouvernants » et « gouvernés » ne sera que le prolongement. Qualifiée de marxiste, cette thèse était en fait surtout « progressiste » : elle supposait une sorte de volonté collective d’aller dans le sens de l’invention du pouvoir politique et de la division de la société en classes. Une vision qui allait encore prévaloir longtemps.
Ainsi, en 1957, l’anthropologue Karl Wittfogel (1896-1988) a émis à son tour une hypothèse maintes fois commentée 2 : selon lui, les premiers royaumes de Chine comme les cités de Mésopotamie ont dû leur développement à l’agriculture irriguée. Or ce type de culture exige une planification des ressources telle que seul, pensait-il, un pouvoir centralisé peut y parvenir : ce serait donc par un acte délibéré que les paysans chinois ou sumériens se seraient dotés d’un « chef de chantier », ceci expliquant l’émergence conjointe de la monarchie et de l’irrigation. C’est la thèse du « despotisme oriental », inspirée par les royaumes « hydrauliques » de Mésopotamie, d’Égypte et de l’Indus. Cette analyse, sortie de son contexte oriental, a pu servir d’hypothèse théorique associant les grands travaux, l’irrigation et l’émergence d’un pouvoir centralisé. Rafael Karsten a expliqué de cette manière la construction de l’Empire inca. Mais la thèse a vite trouvé ses limites. Car toutes les royautés anciennes n’ont pas germé sur l’irrigation. Les cités shangs en Chine sont nées, elles, sur des plateaux bien arrosés par la pluie, et on n’est pas sûr que l’irrigation ait eu à voir avec l’âge d’or des cités-États mayas. De plus, on sait aujourd’hui qu’Uruk, en Mésopotamie, s’est développée avant que des travaux hydrauliques y soient organisés. D’autres cas ont montré que la construction de vastes ouvrages hydrauliques n’a pas eu toujours besoin d’un pouvoir central pour être menée à bien : les systèmes de drainage complexes qui ont été retrouvés dans les plaines de Mojos (Bolivie) n’ont jamais connu de chef suprême, et ont, pour certains, plus de 2 000 ans d’existence. L’importance des travaux hydrauliques, tout comme celle des constructions monumentales, n’est pas l’unique raison de l’émergence première des « despotismes », mais, éventuellement, sa conséquence.