Qu'est-ce que la philosophie ?

La philosophie a longtemps été la reine des disciplines. Mais elle a vu peu à peu s’émanciper certains savoirs qu’elle tenait sous son regard. En dépit de ces soubresauts, la philosophie, amour du savoir et de la sagesse, n’est pas appelée, loin s’en faut, à être dépassée. L’attestent notamment les riches développements de la philosophie contemporaine.

Un homme de profil, debout, regarde au-dessus de lui un ciel étoilé et coloré

© Greg Rakozy/Unsplash

Qu’est-ce que la philosophie ? Soyons francs, la question est piégée et on compte autant de réponses que de philosophes. En général, elle en appelle souvent une autre, moins neutre : « À quoi sert la philosophie ? »

Ce type d’interrogations laisse entendre qu’il y aurait quelque chose comme une essence éternelle de la philosophie là où il convient de voir une discipline et une activité humaine qui a une histoire et une tradition. Commençons donc par le commencement en interrogeant l’émergence de cette discipline longtemps reine mais à présent contestée par ceux qui doutent de son utilité ou qui ne voient en elle que les beaux restes d’une culture quelque peu dépassée.

Aux origines de la philosophie

On convient en général que la philosophie serait née en Grèce au 6e siècle av. J.-C. Très exactement dans la cité de Milet, sur la côte d’Asie Mineure où trois hommes Thalès, Anaximandre et Anaximène auraient incarné l’apparition de la raison.

Sur quoi s’appuie cette thèse ? De ces Milésiens, il ne nous reste guère que quelques fragments. La nouveauté dans le discours des Milésiens ne se comprend que dans le contexte de la culture grecque archaïque où le savoir est oral et se transmet par le chant ou la poésie. Les Milésiens constituent une rupture.

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Comme le note Jean-Pierre Vernant, « ni chanteurs, ni poètes, ni conteurs, ils s’expriment en prose, dans des textes écrits, qui ne visent pas à dérouler, dans la ligne de la tradition, le fil d’un récit, mais à exposer, concernant certains phénomènes et l’organisation du cosmos, une théorie explicative. De l’oral à l’écrit, du chant à la prose, de la narration à l’explication, le changement de registre répond à un type d’enquête entièrement neuf ; neuf par l’objet qu’elle désigne : la nature, phusis ; neuf par la forme de pensée qui s’y manifeste et qui est toute positive » (J.-P. Vernant, « Les origines de la philosophie », dans C. Delacampagne, R. Maggiori, Philosopher, vol. 1, 1980).

Savoir ou art de vivre ?

Mais ces Milésiens ne se définissent pas comme philosophes. Le mot aurait été forgé par Pythagore qui refusait de se considérer comme un sage (sophos), car la possession de la connaissance est le privilège des dieux. Il préférait être appelé « amoureux de la connaissance » (philosophos).

C’est surtout avec Platon et Aristote que les termes « philosophes » ou « philosophie » prennent vraiment un sens précis. Paradoxalement, Platon prend ses distances avec les Milésiens qu’il qualifie de « physiciens ». Dès les origines, on le voit donc, ce qu’est la philosophie est déjà problématique.

On se réfère souvent à l’étymologie pour tenter de la définir. « Philosophie » vient du grec philein, qui signifie « aimer », et sophia, que l’on traduit souvent par « sagesse ». Et là réside sans doute le problème. Par « sagesse », on entend le plus souvent « art de vivre ». Or, le terme « sophia » ne se réduit pas à cela.

Dire que la philosophie est l’amour de la sagesse ne suffit pas. Sophia peut tout autant se traduire par « savoir » ou « connaissance ». On comprend mieux alors une tension sans doute constitutive et essentielle entre deux manières d’appréhender la philosophie : celle qui la considère d’abord comme une entreprise théorique, visant un savoir, et celle qui la considère davantage comme une activité à visée pratique, comme un art de vivre, comme une voie vers la sagesse.

Le renouveau de la philosophie morale et de la réflexion politique

Après avoir connu une longue éclipse à partir des années 1960 globalement antihumanistes, la philosophie morale connaît en France un renouveau depuis les années 1980, grâce notamment à l’introduction d’auteurs allemands (comme Jürgen Habermas, Karl O. Apel ou Hans Jonas) et anglo-américains (John Rawls, Charles Taylor, Charles Larmore par exemple).

L’œuvre de Paul Ricœur rencontre désormais un large écho. Outre la question du fondement des jugements moraux et celle des principes d’action, la réflexion morale s’est intéressée aux applications de la philosophie dans des champs d’activité qui exigent des décisions concrètes : la procréation, la santé, le travail, l’environnement.

Ce souci d’éthique ne doit pas être confondu avec la formulation de règles de conduite : il consiste principalement à utiliser la philosophie comme une connaissance capable de clarifier les problèmes. Il s’exprime dans le champ de la biologie humaine, de l’éthique des affaires, du droit des assurances, de la recherche scientifique...

La philosophie politique n’est pas en reste. La chute du communisme et le regain d’intérêt suscité par les œuvres d’auteurs en marge du marxisme, comme Leo Strauss, Hannah Arendt ou Cornelius Castoriadis, ont renouvelé la réflexion sur le politique. Les sujets relatifs à la démocratie, au rapport entre individu et communauté, à la liberté et à la justice deviennent dominants et voient monter sur le devant de la scène J. Rawls, J. Habermas, Claude Lefort, Ronald Dworkin ou Michael Walzer.

Parallèlement, les questionnements sur l’identité, la culture et leurs rapports avec les institutions démocratiques ont été stimulés par l’irruption sur la scène intellectuelle des penseurs du multiculturalisme, comme C. Taylor ou Will Kymlicka.

La révolution de la philosophie des sciences

La philosophie des sciences – appelée en France « épistémologie », a connu un essor important au 20e siècle. De Gaston Bachelard à Karl R. Popper, de Thomas S. Kuhn à Imre Lakatos, la philosophie des sciences se préoccupe de mettre au jour la nature de la démarche scientifique.

Son but est aussi de dévoiler l’« impensé de la science », les schémas mentaux, les « paradigmes », qui guident implicitement la recherche. Ce faisant, l’épistémologie met en évidence certaines faces cachées de la science en soutenant que le progrès scientifique n’est peut-être pas continu et linéaire, et que les scientifiques ne sont pas des êtres froidement rationnels. La philosophie des sciences a reçu le renfort de la sociologie et de l’histoire des sciences.

L’essor de la philosophie de l’esprit

Longtemps une spécialité presque exclusivement anglo-saxonne, la philosophie de l’esprit a connu son plus grand développement depuis les années 1970 et bénéficie de l’essor des sciences cognitives, particulièrement net dans les années 1980.

« Philosophie de l’esprit » est la traduction de l’anglais philosophy of mind. Le mot « mind » a un sens plus intellectuel que spirituel. Il désigne l’activité mentale. La philosophie de l’esprit s’intéresse donc à des questions aussi diverses que les rapports entre le corps et l’esprit, la nature des représentations mentales ou l’unité de la conscience.

Parmi les grands noms de cette sous-discipline, on trouve Daniel C. Dennett, John R. Searle, Patricia et Paul Churchland, Jerry Fodor, Donald Davidson ou Thomas Nagel.

Philosophie analytique et philosophie continentale

Il est à la mode d’opposer deux courants de la philosophie contemporaine : la philosophie dite « analytique » et celle dite « continentale ».

Cette opposition a souvent un caractère géographique : La philosophie analytique domine dans les pays anglophones mais aussi dans les pays scandinaves et dans certains pays d’Europe orientale comme la Pologne, tandis que la philosophie continentale serait prépondérante, entre autres, en France, en Allemagne et en Italie.

La philosophie continentale est une dénomination assez vague qui regroupe des philosophies aussi diverses que la phénoménologie, l’école heideggérienne, l’existentialisme, l’herméneutique, le structuralisme ou l’école de Francfort. Difficile de trouver un point commun à ces différentes écoles.

En fait, l’appellation de « continentale » ne se comprend que de manière négative par opposition à la philosophie analytique. Du reste, elle est utilisée par les philosophes non continentaux de manière un peu péjorative pour dénoncer la part prépondérante accordée aux exégèses sur les auteurs canoniques ou pour critiquer un certain style philosophique : plus littéraire, moins argumentatif… Grosso modo donc, la philosophie continentale regroupe la philosophie non analytique.

Qu’est-ce donc alors que la philosophie analytique ? Les définitions données sont, elles aussi, bien souvent approximatives ou réductrices puisqu’on lui reproche de se réduire à des joutes argumentatives formelles ou d’être scientiste. En fait, il est assez difficile de définir ce courant qui n’a pas le caractère monolithique qu’on lui prête trop souvent.

De manière générale, selon Michael Dummett, « ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale » (Les Origines de la philosophie analytique, 1988).

La philosophie analytique, quant aux objets qu’elle se propose, ne se démarque en rien de la philosophie traditionnelle. Les questions auxquelles elle cherche à répondre sont celles-là mêmes auxquelles s’attache la philosophie depuis les Grecs : qu’est-ce que la connaissance ? Qu’est-ce que l’esprit ? Qu’est-ce que la matière ? Qu’est-ce que le juste ?

Si l’analyse du langage, notamment depuis l’œuvre de Ludwig J. Wittgenstein, est en effet l’une des voies privilégiées de la philosophie analytique, il serait fort réducteur de ne voir en elle qu’une philosophie du langage au sens restreint du terme, car bien souvent l’analyse du langage n’est pas en elle-même sa propre fin

Les champs de sa réflexion sont divers et touchent aussi bien les sciences (Bertrand Russell, Rudolf Carnap, Willard V.O. Quine) que l’esprit (John R. Searle, D.C. Dennett, Donald Davidson), l’esthétique (Nelson Goodman) ou la politique.

Si le style diffère, il reste que les deux traditions tendent sans doute à se rapprocher : les pays anglo-saxons s’intéressent davantage à la philosophie continentale, tandis que désormais la vieille Europe connaît mieux les grands auteurs issus de la philosophie analytique. La guerre n’est peut-être pas tout à fait finie, mais en tout cas les deux camps se drapent sans doute un peu moins dans leur indifférence et leur mépris réciproques…